lundi 6 février 2012

Soir De Froid


J'ai froid, putain. J'ai froid ! Et tu crois que c'est ces guirlandes à la con qui vont me réchauffer ?

Bordeaux frémit, aussi. Enfin en surface. Evidemment, à l'intérieur, pour les gens, c'est dinde, marrons, cadeaux. Moi je suis seul, et je caille. Même en marchant vite, et couvert, je suis gelé, sans un sou en poche, en parcourant la plus grande rue piétonne de Bordeaux. Les magasins aguicheurs défilent, brillent et s'illuminent dans d'horribles « Joyeux Noël », au rythme lancinant de mon retour difficile vers ce qui me sert de squat. Je tremble. Surtout quand je dois sortir la bouteille de ma poche pour boire et me réchauffer un peu, chose que je fais tout les dix mètres.

Décembre dans la rue, c'est clairement l'enfer. Mais ce qu'on vous dit est faux : s'il existe un enfer, je vous assure qu'il n'est fait que de glace.

J'ai trop bu, mais  je n'ai pas de regrets, pas de remords, j'ai juste froid, là, et l'impression de fumer en permanence. Une banque défile à son tour. Ils mettent des guirlandes partout, eux-aussi : partout c'est la même hypocrisie, la même illusion de bonheur merdique. J'imagine facilement les scènes horribles, les familles stressées, épuisées, suppliantes qui défilent quotidiennement sous ces sapins moqueurs, devant ces vampires avides, ces gens vides de morale. Ces assassins indirects me foutent la gerbe. Ou bien est-ce l'alcool ? Je me penche comme je peux, et je me vide. Tout ce que j'ai ingurgité, le peu de solide noyé au trop de liquide, se déverse abondamment sur la vitrine de la banque, devant l'affiche de l'écureuil qui tenait un énorme « 2,25% » enrubanné à la façon d'un cadeau de Noël.

J'ai vomi et j'avais froid . Mais ouf, cette ventilation me sauve la vie. Pas le choix, je m'arrête : c'est trop jouissif. A part mes cuites, j'avais pas kiffé autant depuis bien longtemps, d'ailleurs. La chaleur vient de ce vieil immeuble transi entre deux boutiques : les murs lézardés abritent un tuyau qui expulse près du sol de l'air sec réconfortant. J'entends leurs voix tomber des fenêtres qui me surplombent, des chants résonner et les rires rebondir sur les murs sombres, le tout se frayant un chemin sinueux entre les nombreux tags pour venir me narguer et danser à mes oreilles, puis disparaître dans un instant fugace. Si je n''avais pas su reconnaître la pollution urbaine, j'aurais juré que c'était les voix qui noircissaient les murs.

Cette rue piétonne est glauque. L'endroit, l'instant est glauque. Je les entends, je les sens : ils fêtent, ils jouissent. Et me voilà sous leurs fenêtres, moi, leur fantôme, l'âme perdue éclairé par ces décorations grotesques qui ne servent qu'à exploiter de plus belle le triste sort qui est le mien. Personne d'autre qu'un paumé, ce soir, ne profitera de ces lumières froides. Pour me rassurer, j'ouvre mon cadeau par et pour moi-même : une bouteille de Smirnoff.  Vodka de base pour vous ? Dans mon monde, c'est un breuvage de luxe.

J'ai aussi pu me rouler un joint une fois réchauffé. Il me claque. J'entends encore de nouveaux éclats de rires qui descendent des appartements égoïstes. Qu'est-ce qu'elle peut être cruelle, cette rue enneigée, avec ses vitrines provocantes, ses magasins endormis et ses fenêtres glaciales  ! Je ne vois même pas les étoiles. Je vois du rachat de crédits, des fringues, de la bouffe, des sex-shops. Ca brille autant que les boules des sapins puants. Ah, ça, les majestueuses boules que me foutent ce putain de mois de décembre, cet hiver glacial, et cette destruction qui m'entoure, elle brillent bien moins !

Va falloir que je me bouge : je dois rejoindre mon squat avant le matin, sait-on jamais : en fin de nuit, les vols se font plus fréquents. Passer par cette arche embrumée, là bas, et traverser la place de la victoire, avec sa tortue perchée postée en plein milieu. Encore un délire d'un mec pété de thunes, ça : foutre une tortue au milieu d'une place populaire, et décider qu'elle reste là. Faut au moins prendre de la cocaïne pour oser faire un truc pareil. Mais la victoire, c'est aussi la lumière agressive et ses gyrophares pressés, hurlant sur le bitume mouillé. Pour une fois, elle sera aussi froide, glacée et aussi vide que moi. « La place de la victoire »... perdue.

Je rajuste ma casquette et ma capuche trouée. Je m'allonge à moitié sur le sol, pour finir mon joint. Il fait moins froid, comme ça... cette ventilation est mon oasis dans ce désert arctique. Je scrute ce petit père-noël suicidaire qui menace de sauter, suspendu au balcon, là-haut. « Saute, p'tit gars, saute ! » ! J'ai envie d'une gorgée de Smirnoff. Faudrait que j'ai la force de choper ma bouteille, mais ça me semble presque impossible. Pour une fois, je suis trop bien. Il me faut mémoriser l'endroit pour les prochains retours difficiles.

Je sens mon cœur battre tranquillement. Il fait bon, il fait doux. La neige commence doucement à tomber sur la rue paisible, mais elle ne me refroidit pas. Encore deux minutes, et puis j'y vais. Faudrait pas que je m'endorme. Les lampadaires déconnent, tiens, eux-aussi : désormais, seules les décorations m'éclairent un peu par intermittence. Et au dessus, là, à l'angle, j'aperçois cette caméra. Sans trop que je comprenne pourquoi, ça m'a amusé, la caméra. J'ai senti la neige sur mon visage chaud qui fondait instantanément, j'ai senti la rue froide qui me léchait le corps à travers ses dalles humides, puis, en levant un peu les yeux, j'ai enfin pu apercevoir une étoile, au loin, figée dans un instant interminable. Malgré mes efforts, je n'ai pas pu la lâcher du regard.

Ensuite, je crois que j'ai rêvé. J'ai rêvé de neige, d'une immense plaine gelée sur laquelle chutaient lentement des milliers de petits flocons de coton. Dans le fond résonnaient toujours ces rires chaleureux qui me glaçaient le cœur. Près de moi, j'ai vu cet oasis s'éteindre aussi vite qu'un mirage... et je ne me suis plus jamais réveillé.

1 commentaire:

  1. Très beau texte ^^

    Je suis tombé sur ton blog par hasard en faisant une recherche google sur katagena. Du coup j'ai lu ton texte qui m'a bien emporté dès le début.
    Triste certes, mais vrai, réel, et fort. On se laisse bien emmener tout au long du texte par le personnage, on se met dans sa peau, pas de mots compliqués ou de syntaxe galères, juste ce qu'il faut dit avec des mots simples.
    Je lirai les autres ;).

    Bonne continuation a toi ;)

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