Roche en fusion II - Expiration

La sueur qui collait ses vêtements moites à sa peau brulante le rendait fou. Hébété par la chaleur étouffante, il tituba jusqu'à l'entrée du complexe, où l'ensemble de l'expédition attendait ses instructions. Seul. Pour la première fois, il était coupé de tout : aucun commandant, aucun contact : Cérès était maintenant trop loin.

«  Maintenant que l'entrée est dégagée, nous allons séparer le groupe en deux. Vous deux, le Pr. Jones, et moi-même allons chercher la cargaison. Le reste attendra sagement ici, et gardera le vaisseau. Nous ignorons la taille du complexe, mais une chose est claire : personne ne bouge d'ici tant que l'équipe n'est pas de retour avec la bombe. Compris ? »

Pressé d'en finir avec cette maudite planète brulante, le groupe hocha la tête, et les deux soldats qu'il avait désigné s'avancèrent lentement vers lui. Seul le deuxième scientifique, second du Pr. Jones, . prit la parole d'un air gêné :
« - Je crains que mon collègue ne puisse vous accompagner. Il est malade, je crois : pendant que les machines creusaient, il s'est arrêté de travailler, et j'ai pris le relais, non sans mal. Il ne bouge plus, et daigne à peine ouvrir la bouche. »

Edgar détourna son regard vers le professeur : ce dernier, assis dans sur le sol sec sous le soleil cuisant, semblait bloqué. Les bras croisés, le regard perdu au loin, il demeurait impassible, parfaitement immobile, et surpassait n'importe quelle statue de pierre au jeu de l'immobilisme.

Edgar s'avança vers lui d'un pas décidé :
« -Ca va aller, Jones ? »

Mais ses paroles n'effleurèrent même pas l'oreille de son interlocuteur.

« Professeur, vous avez conscience de la gravité de la situation ? J'ai besoin de vous, nous avons tous besoin de vous : sans la bombe, Cérès et ce que nous y avons construit disparaît : Bougez vous, Jones ! On crame, ici, ok, mais... »

Des mots secs et puissants vinrent lui couper la parole :
« -Vous pouvez y aller avec lui. Il en sait autant que moi. »

Edgar ressentit subitement une force saisissante de la voix de Jones, sans jamais l'avoir remarqué auparavant. Les paroles de ce dernier, dures comme le métal, défiaient quiconque d'oser y répondre. Prit de court, il s'entendit balbutier :
« -Très bien, l'essentiel est qu'on arrive au but. Soyez prêts pour le départ à notre retour, Jones. »

Et il se dirigea vers la caverne, en faisant signe aux concernés de le suivre à la hâte.

Le complexe, obscur et inquiétant, sentait le renfermé et chaque porte ouverte collait plus de poussière sur le masque d'Edgar, qui s'obscurcissait de plus en plus. Les faisceaux des lampes affolées de ses compagnons découvraient de vieilles caisses entreposées en vrac, de vieux râteliers vides, des logos « Europa » qui décoraient les pauvres murs fragilisés par les bombardements de la Guerre Totale.

Le scientifique semblait savoir parfaitement où il se dirigeait. Après un cheminement difficile d'une demi-heure – ce qui fut bien plus court que ne l'eut jamais espéré Edgar-, ils arrivèrent devant une porte massive portant l'inscription inquiétante : « Zone sécurisée : identification requise ». Un lecteur de carte accompagné d'un pavé numérique constituait la seule poignée identifiable. En voyant cela, Edgar se tourna vers le scientifique d'un air interrogateur.

Sans mot dire, ce dernier lui adressa un sourire narquois, et s'approcha de la porte en empoignant son sac à dos. Il en sortit un petit paquet carré qu'il colla avec précaution sur la porte, et s'éloigna en sifflotant. Les deux soldats le suivirent au millimètre.

« Avec le temps, va... tout s'en va ! », chantonna le scientifique en appuyant sur le détonateur qu'il venait de sortir de son sac alors qu'un explosion sourde et violente faisait éclater la lourde porte en morceaux.

Une fois la fumée dissipée et le fou rire du scientifique passé, ils avaient pu pénétrer dans la salle. Cette dernière, exigüe et sombre, ne contenait qu'une grosse caisse d'environ trois mètre de large et de deux mètre de long qui fut rapidement ouverte. A l'intérieur, massive, terrifiante, grise et terne, se tenait la bombe tant convoitée. Edgar souffla : il suffisait de rentrer, de quitter cette maudite planète Mère, et de prier. Sa part du boulot touchait enfin à sa fin.

La caisse fut chargée sur l'énorme chariot poussé par les deux soldats, et ils prirent le chemin du retour. Une fois de plus, à la grande surprise d'Edgar, tout se passa pour le mieux : malgré la pente sinueuse et leur chargement massif, ils ne mirent qu'une heure à rejoindre la sortie du complexe. En avançant, il ne put s'empêcher de trouver tout cela trop simple. Trop évident.

Alors qu'il luttait contre la lumière chaude de l'extérieur pour retrouve la vue, des formes sombres, longues et noire sur le sol retinrent son attention. Au fur et a mesure que ses yeux s'adaptaient, il les discerna plus précisément : un fusil, ce masque, cette uniforme vert... Un soldat. Un de ses hommes, mort ! A la vue de sa tête disloquée et des morceaux de cerveau qui jonchaient le sol, Edgar dut se tourner pour ne pas vomir. La vision du second soldat gisant dans son sang épais et flasque l'obligea à se recroqueviller et à dégobiller violemment toutes ses tripes sur le sol chaud.

Ce fut le moment choisi par trois soldats Terriens cachés en embuscade derrière le vaisseau pour passer à l'attaque. Edgar ne le comprit que lorsque la tête d'un des deux soldats qui lui restait explosa juste à coté de lui, aspergeant de sang chaud son visage encore blême. Alors qu'il dégainait son arme pour protéger le scientifique, son deuxième homme lança une grenade et fit, d'un geste habile, jaillir sur le sol les tripes chaudes d'un des Terriens qui s'avançait imprudemment vers eux. Le second Terrien eut tout juste le temps de se décaler pour éviter qu'une balle ne l'atteigne en plein torse : elle lui déchira le bras. Il parvint à peine à le couvrir de sa main qu'une seconde balle lui traversa déjà le front et le fit tomber sur le sol, raide mort. Mais deux détonations violentes retentirent rapidement : son seul homme restant et le scientifique tombèrent pour morts sur la roche dure, laissant Edgar seul au milieu de cette boucherie démente.

Le silence se fit subitement. Inquiet, Edgar tourna sur lui même, durant un long moment. Une fois son souffle retrouvé, il entreprit de charger la caisse et de décamper au plus vite : Cérès attendait toujours. Quitte à mourir, autant tenter le tout pour le tout !

Et c'est en se dirigeant vers la caisse qu'il le vit. Dans la même position qu'à leur départ, le même regard perdu au même endroit. Jones. Dans le même immobilisme. Froid, calme, et assis. Après être resté un instant sans y croire, il se dirigea furieusement vers lui, oubliant qu'il pouvait encore se trouver à la merci du troisième Terrien.

« Jones, bordel de merde, qu'est-ce qu'il s'est passé ? On retrouve deux soldats en lambeaux pour en perdre deux l'instant d'après, et vous allez me dire que vous n'avez pas bougé d'un poil ? »

Le Professeur, à la grande surprise d'Edgar, tourna la tête et le défia de ses deux yeux inquiétants.

« Je vous adresse mes dernières paroles. A l'inverse de vos soldats, ils m'ont épargnés, parce qu'ils savent ce que je suis devenu. J'ai compris, vous voyez : dans cette chaleur inquiétante, avec ces machines horribles, j'ai compris : nous ne faisons que consommer. Parasiter. L'évolution, l'humanité, c'est du parasitisme. L'évolution? Foutaises ! Nous détruisons, nous avons simplement fui nos erreurs, et, vous le savez aussi bien que moi au fond de vous, la même chose va recommencer sur Cérès : nous allons la détruire. Et après, quoi ?  Une autre, et encore une autre ? »

« Jones, vous délirez ! Philosopher maintenant ? Embarquez, ca ne changera rien ! »

« Je ne suis plus des vôtres. Je suis un caillou. Démerdez-vous, Edgar. Vous n'aurez plus rien de moi, et dans quelques jours, quelques mois, ou quelques années.. vous comprendrez. Ou vos enfants comprendront. Tout ceci est vain. Je suis un caillou. Constituez, plutôt que de profiter. »

Et il tourna la tête, à nouveau, pour perdre son regard. Edgar reste bouche bée pendant un long moment, et sursauta en reprenant ses esprits.

« Je ne vais pas vous abandonner ici ! Que vous le vouliez ou non, je ne laisserai pas un gars de mon équipe, vivant, sur une planète morte. Vous allez crever, Jones ! »

En voyant que ce dernier ne réagissait pas, Edgar décida d'utiliser la force. De ses deux mains solides et fortes, il empoigna l'épaule du Professeur. Sa surprise fut totale lorsque il comprit que ce dernier pesait littéralement dix tonnes. Impossible de le soulever, de le trainer ne serait-ce que d'un petit millimètre. Solidement ancré sur le sol, impassible, ce dernier jetait toujours son regard au loin sur la plaine chaude et rougeoyante.

Edgar prit peur. D'une façon inexplicable, il dut s'empêcher de partir en courant vers le vaisseau. Affolé, il articula tant bien que mal :
«  - Comme vous voudrez, Jones, comme vous voudrez.. »

Une fois la caisse difficilement chargée, Edgar, activa l'ordinateur de bord et décolla manuellement. Parvenu à bonne altitude, il chargea le système de pilotage automatique, et ne put s'empêcher de chercher Jones sur la surface ocre. Plus il s'éloignait de la planète Mère, et plus son sentiment de culpabilité augmentait, si bien qu'au moment où la planète disparut complétement du hublot, Edgar se serait lui-même condamné à mort sans hésiter une seconde. Perdu dans ses pensées tumultueuses, alors que la boucherie récente et que la voix du Professeur martelaient encore son cerveau épuisé, il sombra dans un sommeil profond.

La voix métallique de l'ordinateur de bord le réveilla brusquement :
« Le contact est retrouvé, Capitaine. Une transmission des Hautes-Autorités de Cérès est en cours. C'est urgent. »

Il se jeta sur le Spatiophone :
« Ici Edgar, de l'expédition « Bombe H ! ». Nous avons subi de lourde pertes, et je serai de retour d'ici environ trois heures ! Tout l'équipage est mort ! Tout l'équipage est mort ! Entendu ? »

La réponse lui coupa quasiment la parole :
«  - Edgar, vous avez la bombe ? Edgar, répondez, est-ce que vous avez la bombe à bord ?
-Oui, j'ai la bombe, et je serai sur...
-Faites demi tour, Edgar ! Faites demi-tour, bordel ! »

Lorsqu'il comprit, sa bouche s'affaissa subitement. Trop simple, trop évident, et ils avaient tous plongé. Une bombe H en libre service, sur Terre ? Non : un cadeau piégé. Voilà pourquoi les Terriens l'avaient laissé en vie ! Pour qu'il ramène la bombe !

« -Edgar, Si les Terriens ont bien calculé, la bombe se déclenchera lorsque vous serez suffisamment proche de Cérès pour que sa portée n'en n'affecte qu'une partie mineure : partie ou nous nous trouvons, évidemment, puisque vous foncez droit dessus ! Elle peut exploser d'un instant à l'autre, si vous vous rapprochez encore ! »

Il fixa son regard sur la caisse qui contenait la bombe. Jones avait raison. L'humanité ? Des fous perdus. Des parasites. Soudain, il se sentit lourd. Trop lourd. Trop las. Trop dur.

« Edgar, nom de dieu, peu importe votre propre vie, si ça vous fait peur. Votre famille sera gratifiée ! Vous serez un héros, Edgar, un véritable héros ! Pour l'amour de Cérès, faites demi tour, nom de dieu ! »

Son bras pesait une tonne. Son torse se comprimait lourdement. Sa tête s'engourdissait, alors que tout semblait ralentir petit à petit. La voix dans le spatiophone, grave et lente, parlait maintenant avec difficulté. Il ne l'écoutait presque plus.

« Edgar, il en va de tout notre futur et il... »

Il n'était qu'un caillou, c'était évident. De la pierre, lourde, et impassible. Plus de soucis, plus de besoins : contribuer. C'était ça, le but : exister sans dégrader. Contribuer !

Lentement, la caisse s'ouvrit pour libérer son puissant éclair blanc, et il vécut tout au ralenti. L'onde de choc sortit lentement vers lui alors qu'il se sentait exploser en morceau. Lorsque le second souffle brulant l'atteignit, il lui sembla être encore un peu conscient. Pas trop. Juste assez pour être un caillou. Un caillou, ou, même : de la roche en fusion.

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